Est ce qu'on peut vivre sans aimer ? Je veux dire, est-il humainement* possible de passer soixante années de sa vie sans la moindre tendresse envers personne ? Peut-être des collègues de bureau avec qui papoter, des amis de soirée avec qui échanger, des relations avec qui rapporter sexuellement mais personne à qui vraiment se fier. Personne à qui remettre sa confiance.
Quelqu'un avec qui partager un café, une clope, un repas. Le petit peu de truc en commun comme le bourgeon* de toute une communauté potentielle, un univers de possibles. Un morceau de couette, un bout de canapé, quelques centimètres de peau. Une oreille usuelle pour entendre des choses aussi banales qu'un commentaire météorologique :
- Il pleut encore aujourd'hui, dit-il.- Oui, j'ai vu, répond-elle.
On peut très bien vivre sans avoir tout essayé et continuer de s'en passer. Le goût du vin espagnol sous le soleil d'Andalousie, le chant des oiseaux d'un petit matin depuis le tatami d'un ryokan aux abords de Kyoto. L'odeur des bébés, le poids* d'un volant, la vitesse d'une chute, le plaisir du sport, la durée des siestes, la mort d'un ami.
On peut très bien vivre sans jamais prendre l'avion par exemple. Des milliards d'habitants de cette planète ne monteront jamais à bord d'un Airbus*. Ils ne viendront pas se caler le derche pendant des heures entre un accoudoir en béton et une dame aux cuisses excessivement moëlleuses ; quand ils aimeraient le contraire. J'ai moi-même longtemps vécu sans avoir à utiliser les transports aériens.
Je pense que mes parents y auraient concédé si les Compagnies avaient accepté de disposer la caravane en soute. Et si elles avaient autorisé mon père à vérifier personnellement l'opération depuis le chargement à bord jusqu'au sanglage complet du véhicule*. Du coup, nous nous tapions des journées de dix onze heures de route entre ici et nulle part. Pourvu que ce soit ailleurs avec du soleil et un lac. De fait, dès que tu habites le Nord de la France, tout est loin. Sauf la Belgique mais là, tu peux même s'y rendre à vélo.
Je n'ai découvert la Terre vue du ciel qu'après l'âge de trente ans. Je reconnais que c'est dommage pour ceux qui ratent ça. A chaque fois que j'en ai l'occasion, je m'écrase le nez au hublot* et je redécouvre le monde comme un Légo®. Les maisons, les immeubles, les villes entières ne sont plus que des formes. De vagues courbes à travers les distances les relient, les contournent. Des lumières ici et là révèlent, vraisemblablement, une présence humaine avant de se dissoudre par ailleurs.
Il est certain que j'aurais pu, ma vie durant, continuer à rester au ras des pâquerettes, à vivre les événements au ras des rez de chaussée. Je n'aurais pas alors mesuré* la misérable absence d'importance que prennent nos problèmes, au-delà d'une certaine altitude. Nos vies comme des poussières infimes, des détails sur une étendue de puzzle aux pièces de plus en plus minuscules. Est-ce qu'on peut vivre sans aimer ?
Sculpture de Elvind Wittemann. A visiter*