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samedi 30 mai 2020

La bougeotte [c'est le nom d'une maladie ?]



























Peut-être que la plus belle des vies serait de renoncer à l'illusion du mouvement.
Comme si le but de l'existence pouvait être d'aller quelque part.
Comme s'il s'agissait avant tout de se déplacer à la découverte du vaste monde.
Comme si on nous attendait quelque part.
Mais personne ne nous attend, nulle part.

Peut-être faudrait-il abolir le désir de la bougette, cette manière frénétique de se mouvoir en tout lieu que nous avons en tant que groupe humain.

Effacer de nos tablettes, le terme de «voyage» et la forme verbale «se déplacer».
Pourquoi faudrait-il courir le monde alors que l'on peut rester ici, à contempler le ciel changeant ?

Peut-être vivre serait de se domicilier dans cette même rue où nous naquîmes.

Ne pas s'éloigner de plus de quelques pas de la source première.
Peut-être que vivre serait de déclarer forfait dès le départ.
D'en rester à ses racines et de n'en jamais démordre.
Une sorte de «je suis puisque j'y reste», n'en déplaise à Pascal.

Ils sont nombreux les exemples de personnes qui auraient pu mourir dans leur lit, dans le confort douillet de leur domicile personnel, plutôt qu'à l'autre bout de la planète et dans d'horribles conditions.
Ne pas aller plus loin que le bout de son nez, ça aurait évité bien des déboires à Pinocchio ou à Jeanne d'Arc.
 
Et puis qu'est-ce que ça nous a rapporté d'autant voyager plutôt que de rester chez nous ? La colonisation, l'esclavage, l'extermination de quelques peuplades, la liberté totale des circuits financiers et la mondialisation.

Alors, s'il vous plait, arrêtons de bouger tout le temps. Restons chez vous et consommons local.


Photo : Ako, guerrier comanche, par James Mooney, 1892*


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Question bêta : comment ça s'appelaient, les Amériques,
avant l'arrivée des Européens ?

lundi 18 mai 2020

Les arbres [Y'a quelqu'un ?]


On est à cette époque où plus personne ne parle aux arbres. La plupart du temps, nous nous comportons chacun comme s’ils n’étaient pas là. Eux qui ont connu nos grands-mères bébé, enfant, adulte puis sous les traits d'une vieille dame, se retrouvent aujourd’hui totalement ignorés. Nous débarquons chez eux, dans leur habitat et nous ne leur adressons même pas un «bonjour».

Il arrive que nous allions à la campagne, nous dégourdir les jambes, nous aérer les poumons, où pique-niquer, ou que sais-je encore, et que nous y passions toute une après midi, sans même que nous leur adressions un signe. Un vague regard peut-être, comme un détail dans un panoramique, en tant que partie d’un paysage, comme si le majestueux chêne planté là était équivalent à l’un ou l’autre des multiples cailloux qui constituent cette montagne.

Tu noteras qu’ils ne nous en tiennent pas ombrage.

Nous avons bien de temps en temps, ici ou là, un ou deux morts à déplorer. Un cycliste imprudent qui roulait sous l’orage fut tué par les branches d’un platane. On accusa l'orage. La maison d’une famille de quatre enfants se retrouva détruite par la chute d’un hêtre centenaire. Le coupable était le vent. Nous avons à présent si peu de considération pour cesgéants, que même leurs vengeances passent inaperçues.

Aucun humain n’irait imaginer qu’il s’agit là d’actes malveillants décidés par des êtres végétaux. Qu'ils le fassent sciemment, en plus.

Nous sommes le sommet de l’évolution animale et, sauf erreur de ma part, l’arbre est l’aboutissement d’une très longue adaptation du règne végétal aux conditions de vie sur Terre. Les arbres sont en quelque sorte nos égaux chez les végétaux. Les boss ultimes. Il est temps que nous les considérions comme propriétaires avec nous de cette planète.
Article 1 : sont interdites toutes les tronçonneuses et autres machines à découper des troncs. S'il faut vraiment qu'un arbre soit abattu, qu'il le soit de la main de l'homme et de sa sueur. Tellement d'années s'écoulent avant de devenir majestueux, c'est injuste qu'il faille moins d'une minute pour tout bazarder.
Nous devrions ériger la stèle de l’arbre inconnu au nom des armées de troncs que nous avons vaincues. Nous devrions débaptiser nos rues du nom de ces fabriquant de désert, Napoléon ses généraux, De Gaulle son cortège d'ombres, pour nous redonner des Allées des Tilleuls, des Boulevards des Acacias et des Avenues des Marronniers.

Photo : «Le poster mural trompe l’ oeil vous fait rêver» Archmagazine*

Nota benêt : La déforestation représente entre 12% et 15%* des émissions mondiales de gaz à effet de serre ? Presqu’à égalité avec le transport…

mardi 21 avril 2020

Le jour d'après [au suivant !]

 
 
Il n'y aura pas de jour d'après parce que vous aimez ce mode de vie. Ça n'est pas rose tous les jours, il y a le crédit de la maison et les études de la petite mais dans l'ensemble, ça va, vous vous en sortez. Le système vous laisse de quoi survivre*. C'est vrai qu'il y a la planète et toutes ces sortes de choses comme les oiseaux qui disparaissent, les insectes qui ne sont plus là mais un petit restau ou une nouvelle paire de chaussures suffisent bien souvent à oublier ces petits tracas.

Il n'y aura pas de jour d'après parce qu'il y a pour bientôt la sortie du prochain iPhone, qu'il y a une série inédite qui démarre sur Netflix et que BMW annonce la nouvelle série 5 encore plus mieux que la nouvelle série 5 précédente. Il y a votre appétit pour ce qu'on présente comme «le progrès» et qui n'est plus, reconnaissez-le, que l'avènement achevé du règne de la marchandise*. Le système vous dorlote suffisamment pour que vous n'osiez plus vous rebeller, même si pour l'instant, vous ne pouvez vous payer qu'une Dacia.

Il n'y aura pas de jour d'après parce que vous aimez ce petit confort dans lequel vous barbotez. Vous la voyiez grande et c'est une toute petite vie, vous ne la voyiez pas comme ça l'histoire* mais il faut bien se contenter de ce qu'on a. Il n'y aura pas de jour d'après parce que devenus grands, vous n'avez plus que des rêves tout petits.

Il n'y aura pas de jour d'après parce que vous déléguez depuis trop longtemps ce qui vous concerne, c'est à dire les affaires du pays. Vous venez de claquer pour 4 millions d'euros de drones pour surveiller la population. Quatre millions, cela représente deux cent vingt-deux années de travail à mille cinq cent euros par mois de salaire, sans jamais rien dépenser. Et si le ministre en charge de ces questions s'autorise à acquérir des jouets télécommandés* pour espionner la populace, c'est parce qu'il porte la conviction qu'il s'agit là de votre choix. Et d'ailleurs, que se passe-t-il lorsqu'il agit ainsi ? Rien. Et votre silence est un accord.

Il n'y aura pas de jour d'après parce que vous avez volontairement décidé de confier les rênes du pouvoir à des gens qui trouvent légitime de claquer 222 années de salaires pour espionner les gens pendant qu'ils sont des milliers à dormir dans la rue. Votre silence est un accord et vous avez signé ce chèque.

Il n'y aura pas de jour d'après parce qu'en mai 2017, avec exactement ces mêmes cartes en main, vous avez choisi d'élire Emmanuel M*cron. Pas moi, pas non plus les quelques 350.000 personnes qui ont porté et portent encore un gilet jaune*. Mais vous qui êtes restés derrière vos écrans, pendant que eux, pendant que nous, nous descendions protester contre cette politique dépourvue de morale.

Il n'y aura pas de jour d'après parce que déjà, pour chaque coup de matraque, pour chacun des gazages d'enfant, pour chacune des mains explosées, pour chacun des yeux arrachés, vous n'avez rien dit. Vous êtes restés chez vous à signer des pétitions. Il parait que ça rigole dans les allées du pouvoir quand vous entassez quelques pixels de plus sur un écran pour dire que c'est pas bien du tout ce qu'ils font.

Il n'y aura pas de jour d'après parce que la moralité ne fait plus partie de vos sujets, en général. Vous soupesez les qualités de telle ou tel responsable politique, vous évaluez VOS chances d'avoir choisi le bon cheval. Parce que voter pour le perdant est une expérience douloureuse, vous n'interrogez plus tant le sens politique de votre vote que la probabilité d'être dans le camp de ceux qui ont choisi le vainqueur.
Il n'y aura pas de jour d'après, parce qu'avouez-le, ça vous emmerde d'aller rejoindre les petites gens qui se battent pour s'en sortir. Ils ne parlent pas bien, ils n'ont pas vos référents culturels, ils n'ont pas vu ces films que vous adorez, pas lu de livres… C'est comme si vous jugiez désormais des qualités d'un voyageur au prix qu'ont coûté ses bagages. Non plus la personne qu'il est, non plus ce qu'il transporte et vous apporte mais la valeur du contenant. Vous prenez l'habit pour le moine.

Il n'y aura pas de jour d'après parce que vous pensez faire partie d'autre chose que le peuple. Parce qu'une infirmière qui galère à élever ses gosses toute seule avec son salaire indigne, en dehors des périodes d'épidémie, tout le monde s'en fout*. Ça ne vous intéresse pas et personne n'applaudit. Ni le gars qui ramasse les ordures, ni la technicienne de surface ne font partie habituellement de votre univers de pensée.

Il n'y aura pas de jour d'après, enfin, parce que vous avez peur. Vous avez peur de perdre le peu que vous avez, peur de perdre l'espoir d'attraper la carotte que l'on vous tend depuis si longtemps. Votre carrière, vos amours, vos emmerdes et votre trouille. Il n'y aura pas de jour d'après parce que vous aimez la cage où l'on vous tient.

Il n'y aura pas de jour d'après parce que vous allez reprendre le petit chemin de votre petite vie en espérant que ceux qui sont là-haut nommés pour "ça", arrangent les choses. Il n'y aura pas de jour d'après parce que vous avez depuis longtemps accepté l'idée que la République est un objet lointain, pas notre construction commune, pas notre bien commun mais juste un ensemble de dossiers dont ces gens s'occupent à votre place.

Il n'y aura pas de jour d'après parce qu'il faudrait pour qu'il advienne que chacun, toi, vous et tous ceux qui le peuvent et sans attendre que d'autres s'y mettent, ordonnions que cela doit cesser. Que la république est la manière dont nous décidons que nous voulons vivre ici et maintenant. Que la République n'est pas cette somme de compromissions qu'ils nous infligent. Que cet Emmanuel M*cron installé à l'Élysée par un accident de l'histoire doit partir* puisqu'il nous faut reprendre à notre compte ce qui nous concerne : les affaires du pays.

Il n'y aura pas de jour d'après parce que vous aimez ce mode de vie. Ça n'est pas rose tous les jours, il y a le crédit de la maison et les études de la petite mais dans l'ensemble, ça va, vous vous en sortez. Il n'y aura pas de jour d'après parce que, faire la révolution, quoiqu'on en dise, ça n'est pas confortable…

Source image : Benjamin Girette pour Le Monde*
 

dimanche 12 avril 2020

Un siècle

« En un siècle, la liberté, la démocratie et la civilisation ont été ramenées à l'état d'hypothèses. Tout le travail des dirigeants consiste dorénavant à ménager les conditions matérielles et morales, symboliques et sociales où ces hypothèses sont à peu près validées, à configurer des espaces où elles ont l'air de fonctionner. Tous les moyens sont bons à cette fin, y compris les moins démocratiques, les moins civilisés, les plus sécuritaires. C'est qu'en un siècle, la démocratie a régulièrement présidé à la mise au monde des régimes fascistes, que la civilisation n'a cessé de rimer, sur des airs de Wagner ou d'Iron Maiden, avec extermination, et que la liberté prit un jour de 1929 le double visage d'un banquier qui se défenestre et d'une famille d'ouvriers qui meurt de faim. On a convenu depuis lors - disons : depuis 1945 - que la manipulation des masses, l'activité des services secrets, la restriction des libertés publiques et l'entière souveraineté des différentes polices appartenaient aux moyens propres à assurer la démocratie, la liberté et la civilisation. »

Comité invisible - L'insurrection qui vient (éditions La Fabrique - 2007)

mercredi 25 mars 2020

Les idiots et les médiocres




La meilleure analyse de ce qu'est enmarche et qui nous éclate aujourd'hui à la gueule est celle qui consiste à comprendre qu'en lançant un mouvement ni-de-gauche-ni-de-droite (et réciproquement), on s'est retrouvé avec des gens au pouvoir qui n'avaient aucune compréhension politique* du monde et, pour ceux qui étaient encartés dans l'un ou l'autre des partis pré-existants, aucune chance de faire la moindre carrière.

Nous avons ainsi promu des idiots et des médiocres.

Moi personnellement, non. Mais vous qui avez voté pour eux, vous êtes responsables d'avoir sélectionné et associé des imbéciles avec des incompétents pour leur filer la direction du pays. 

À commencer par Emmanuel M*cron lui-même qui est une sorte de singe savant. Excellent pour répéter comme un âne, les leçons reçues de ses maîtres puissants, Jacques Attali, Alain Minc, Jean-Pierre Jouyet mais bien incapable de ce que l'on considère comme de l'intelligence c'est à dire la capacité à s'adapter en permanence à la réalité.

Ainsi, pendant que la population meurt en masse, pendant que les cadavres s'empilent à la sortie des hôpitaux dépourvus des moyens nécessaires à la lutte épidémique, nous regardons un président qui travaille à sauver la finance et le monde des affaires.

Vous pensez que j'exagère ? Prenons les dernières décisions du gouvernement à l'heure où le bilan fait état de plus de 1.100 morts officiels* du coronavirus dans notre pays : Olivier Véran, nouvellement ministre de la santé (nommé après qu'Agnès Buzyn ait trouvé plus important d'aller tenter sa chance à la mairie de Paris !) annonce un plan de 260 millions d'euros* en faveur de l'hôpital public tandis que dans le même temps, c'est 4 milliards d'euros*, soit plus de 15 fois plus, qui sont soudainement débloqués au profit des start-up.

Le président a beau jeu de rendre visite aux soignants pour faire de belles images que tu regardes angoissé·e dans ton journal télévisé, les journalistes ont beau jeu de cirer les pompes du pouvoir* pour lui servir ainsi sa communication politique un peu plus brillante, on le voit bien, tout est mensonge dans le macronisme.

Quand nous en aurons fini de cette crise sanitaire, j'espère que votre colère sera aussi forte que la mienne et que vous n'accepterez pas de reprendre notre vie d'avant. Comme si de rien n'était. Comme si nos aînés sacrifiés étaient morts* pour rien, isolés de leur proche et laissés seuls pour cause de contagion.

Ces gens, tous ces gens, ta mamie, ton père, les infirmiers et les médecins ne meurent pas du virus, ils meurent par le manque de moyens donnés aux hôpitaux. Ils meurent parce qu'on a laissé aux milliardaires le loisir de ruisseler plutôt que de payer l'impôt. Et s'ils meurent, qu'ils soient morts pour révéler la véritable nature du macronisme : une oligarchie au service du pognon et contre la population.

Image : «Le jeu des selfies avec M*cron» - Europe1, 11 août 2017 ©Philippe Lopez/AFP

lundi 24 février 2020

Roger Waters (Pink Floyd) par Philippe Constantin

Première publication dans «Rock & Folk» n° 108, janvier 1976 sous le titre «Floyd Roger»


Roger Waters at Abbey Road during the sessions for Wish You Were Here - 1975


Pourquoi fuyez-vous obstinément la presse et les médias ?
- Je viens de faire une interview à la radio en France, il y a un mois et demi, et c'était un genre de farce. Parce qu'ils n'étaient pas intéressés. On n'avait rien en commun.
 
Mais il peut se trouver des médias et des gens avec lesquels tu peux t'expliquer ?
- Eh bien, c'est ce que je suis en train de faire !

Comment réagis-tu aux critiques ?
- Juste émotivement. Ça m'ennuie que les gens critiquent.

Le disque est-il pour toi une manière de réponse à ces critiques éventuelles ?
- Ça m'arrivera peut-être. Encore faudrait-il que je trouve une critique qui m'intéresse vraiment, qui m'apporte quelque chose. Et puis je ne pense pas que ce soit vraiment essentiel d'instituer un dialogue avec les rock-critics… Il y a des minorités plus intéressantes. Je me fous un peu de ce qu'ils racontent. Ça me heurte parce que je vois ça écrit noir sur blanc. Je n'aime pas me sentir attaqué. Même si, sauf quelques exceptions, ils ne vont pas réellement au fond des choses.

Lors de cette interview à Europe 1, je me rappelle que, contrairement aux autres fois où on en a parlé, tu as été très dur avec Syd Barrett. Tu l'as décrit adipeux, vidé, incapable de créer.
- Vraiment ? L'explication à ma réaction violente est que j'ai un peu par-dessus la tête des conneries que tout un chacun sort sur Syd, et qui ne seraient même pas évoquées si Syd avait eu du succès. Ou si nous n'en avions pas eu.

Plus vous êtes “modeste” en refusant des compromis avec les médias, plus vous leur paraissez arrogants.
- Je me fous de paraitre arrogant à l'égard des rock-critics. Ils ne sont pas un média d'explication entre le public et nous. Je ne pense pas que nous paraissons arrogants envers le public, c'est cela qui me concerne.

Vous apparaissez face au public comme une unité indissociable, à la différence d'autres groupes bien connus. Est ce que cette unité se traduit sur le plan idéologique et musical ? Ou est-ce qu'il y a chez vous un leader qui impose ses idées ?
- Sautons cette question, elle n'a aucun intérêt. Tu connais la réponse, tout le monde la connait : nous sommes contre les leaders, en toute circonstance.

Quelles étaient vos influences à l'origine ? Pourquoi avez-vous décidé de tourner le dos à toute la tradition musicale ambiante, le rock, le blues ?
- On n'a jamais tourné le dos à quoique ce soit. Il n'y a jamais eu de départ ou de rupture dramatique avec une "tradition" musicale. On a peut-être au contraire, simplifié tout ça. Il est vrai que plusieurs de nos morceaux étaient "différents", comme «Saucerful of Secrets» par exemple. Peut-être qu'on voulait tout simplement sortir du système de répétition de 16 ou 32 mesures, et travailler plutôt sur des "séquences". Ce qu'on écoutait, nous quatre, ce dans quoi on baignait, c'était du rock finalement, et du jazz aussi ; mais surtout Johnny Hodges — très cool, tu vois —, Mingus… On écoutait finalement tous à peu près la même chose. J'ai simplement fait une fixation sur Berlioz à une certaine époque, mais sans plus.

Penses-tu que le rock'n'roll est limité en tant que moyen d'expression ?
- Ça c'est une question à poser à ceux qui en font. Probablement, la réponse est non. Trop limité pour quoi d'ailleurs ? Que cherchent les gens en réalité ? Qui peut le dire ? Si on parle de moyen d'expression, le plus qu'on puisse dire est qu'il est adapté. Ça n'a aucune espèce d'importance que ce soit limité ou non. C'est ce que j'objecte au rock-journalisme, c'est cette manière de donner aux choses une importance différente de celle qu'elles ont réellement.

Êtes-vous tentés comme quelques autres, de faire une tournée, surprise ou pas, avec un "équipement moyen", sono traditionnelle, sans audiovisuel ?
- Pas avec Pink Floyd. Ça n'aurait pas grand sens. Par contre, c'est vrai qu'un contact plus proche, moins sophistiqué me tente. Ça tente David [Gilmour] aussi. On le fera peut-être mais pas avec le Floyd. Hier, Nick [Mason] a joué en première partie d'un groupe amateur qui a gagné le referendum du «Melody Maker», avec Laurie Allen et d'autres…

C'est un problème que votre musique soit utilisée comme jingles ou fond sonore pour des films télé ?
- Je m'en fous. Ça ne m'amuse pas mais “qu'y puis-je ?" [en français dans le texte].

Que penses-tu du rock allemand ? Crois-tu que le Floyd lui ait ouvert la porte ?
- Je connais très peu le rock allemand. J'écoute pas ça. L'autre jour, j'ai écouté un morceau de Kraftwerk (Autobahn) à la radio, ça m'a ennuyé. C'est possible ou probable qu'on ait été à la base de tout ça, Tangerine Dream, etc. Si on n'avait pas eu de succès, ils n'auraient probablement pas essayé. Ça n'aurait pas été un drame…

Pourquoi aux USA, le succès s'est-il fait attendre plus longtemps que partout ailleurs ?
- Parce que sans doute aux USA, plus que partout ailleurs, ils ont la manie de suivre le peloton.

L'idéal te parait-il de fabriquer ta musique dans un studio ou de te prendre parfois le risque de la scène ?
- Le fait est que l'année passée, nous avons beaucoup tourné. Et que je me sentais mieux dans un studio. Le fait est aussi que tout cette année, je ne me suis pas senti bien du tout, en moi, et que le studio en tant qu'espace clos me convenait mieux. Mais je ne généraliserais pas là-dessus.

Encore une fois, on retombe sur la tarte à la crème : votre musique est une musique très produite, à savoir qu'elle repose beaucoup sur l'électronique et que son espace privilégié est bien le studio, où l'on dispose du maximum de technique.
- Je vois où tu veux aller. Tu vas me dire que Pink Floyd fait du rock spatial. Tu sais parfaitement que c'est de la connerie. Il y a peut-être deux ou trois chansons du Floyd qui se réfèrent à la science-fiction. Les critiques sont sans cesse retombés sur cette tarte à la crème parce que notre musique les laissait indécis. Ils n'ont jamais écouté les textes. Certes, «Saucerful of Secrets» est une chanson qui se réfèrent à la science-fiction, «Astronomy Domine», «Machine» à la rigueur, et alors ?… Ils classifient tous cela comme des space-rocks, comme ça, cela les dispense de chercher plus loin, de voir ce qui est dit en fait.

La femme et l'amour sont des thèmes plutôt rares chez vous, pourquoi ? La seule chanson d'amour du Floyd que je connaisse est «Wish you were here».
- Oui, c'est vrai, c'est une chanson d'amour, mais encore là à un niveau très général et théorique. Si je faisais une psychanalyse, mon psychanalyste pourrait te dire pourquoi je n'écris pas de chansons d'amour. En fait, j'en ai peut-être une ou deux autres, mais toujours très impersonnelles. Si je n'ai jamais parlé vraiment d'amour, c'est peut-être que je n'ai jamais vraiment su ce qu'était l'amour. Je suis seulement quelqu'un qui a connu la même relation amoureuse depuis l'âge de seize ans et qui en change soudain, quinze ans plus tard. Que puis-je dire de fondé sur l'amour ? Pour écrire des chansons d'amour, il faut être sûr de ses sentiments ; peut-être pourrais-je en écrire maintenant, mais peut-être pour moi seulement, pas pour le Floyd.

Quand tu écoutes les premiers albums du Floyd, tu les trouves «démodés» ?
- Et bien je ne les écoute pas souvent. J'ai réécouté le premier l'autre jour. Démodé, ça n'est pas du tout le mot. Je ne pense pas qu'il en restera grand chose dans le futur, c'est tout.

Es-tu impressionné par la technique ?
- Pas du tout. La technique ne dit rien de la musique. Le plus impressionné par la technique de nous tous est sans doute Nick [Mason], parce qu'il est batteur et que sans doute, la batterie est l'instrument le moins libéré dans la rock-music ;mais c'est un problème mineur. Je ne supporte pas tous ces discours sur la technique. Qu'est ce qu'on en a à foutre qu'Alvin Lee ou Eric Clapton soient les guitaristes les plus rapides ? C'est pas plus intéressant de se demander ce qu'ils véhiculent dans leur musique ?
Bruce Springsteen est un fantastique technicien de «l'entertainment». C'est proprement prodigieux au début du concert, ce type crasseux entouré de musiciens très bien habillés, ses plongeons dans la fosse d'orchestre, tout. On est étonné dans la première demi-heure. Puis, on voit le système et on s'aperçoit qu'il "fabrique" une authenticité et son authenticité, elle est en plastique. Et aussi sec, on dit que c'est le nouveau Dylan, alors qu'il n'est en fait qu'un "faiseur" de talent. Au bout de deux heures, un type au balcon a sauté de son siège en hurlant : «Genius !». C'était trop, vraiment trop. Alors moi, la technique… méfiance.

Pourquoi avez-vous fait avec «Wish…» un disque basé sur l'absence ?
- Nous n'avons pas commencé avec l'idée de faire un disque basé sur l'absence. Ce qui s'est passé c'est qu'on a commencé à construire la musique de «Shine on you», d'où émanait une sensation fortement mélancolique et c'est ce qui est venu d'abord. Alors quand j'ai écrit les paroles, je ne sais pas pourquoi mais j'ai commencé à écrire sur la chute («demise» en anglais implique une mort mais pas forcément dans le sens physique) et Syd. Et puis on a écrit d'autres trucs. J'en ai écrit un qui s'appelle «Raving & dooling» et un autre avec David qui s'appelle «You gotta be crazy». Puis on a commencé à enregistrer «Shine on you». Les six premières semaines dans le studio étaient extrêmement torturées. Je me suis rendu compte que parfois, dans le groupe, on n'était là que physiquement. Nos corps étaient là mais nos esprits et nos sentiments étaient ailleurs. Et on n'était là que parce que cette musique nous fait vivre et bien vivre, ou parce que c'était une habitude - d'être dans Pink Floyd et d'opérer sous cette bannière.

Tu crois que d'autres groupes font la même chose ?
- Evidemment. Mais la situation m'ennuyait. On a discuté là-dessus mais je ne me rappelle pas très bien parce qu'il y a très longtemps de ça. Puis on a eu une dispute sur ce sujet, principalement entre David [Gilmour] et moi à propos de «quoi faire». Lui voulait simplement enregistrer les deux trucs qui étaient déjà écrits. Ça ne me semblait pas bien. Moi, je voulais m'enfoncer dans mes sentiments du moment et écrire quelque chose là-dessus, en coupant «Shine on You» en deux et en projetant mes sentiments sur ce qui se passait en moi. Nick [Mason] et Rick [Wright] pensèrent que c'était une bonne idée, alors c'est ce qu'on a fait finalement.

Je crois que vous êtes le seul groupe, à ma connaissance, qui fasse ouvertement des déclarations idéologiques sur disque. «Machine» est une chanson en soi. On ne peut pas faire un rapport avec «Shine on You» et c'est comme «Wish You Were Here». C'était déjà le cas de «Dark Side Of The Moon» qui, je crois, était un genre de déclaration fondamentale sur des tas de choses. Alors, pourquoi avez-vous choisi au commencement de faire au moins une face du disque sur Syd Barrett ? C'était quoi le programme, une espèce d'hommage à Syd ?
- Pas vraiment un hommage. Syd est un des avatars de la vie dans l'ouest aujourd'hui. Syd était proche de nous trois parce qu'on travaillait avec lui et aussi de Dave [Gilmour] parce qu'il avait besoin de lui quand il était jeune à Cambridge. Vraiment, je ne sais pas pourquoi j'ai commencé à écrire «Shine On You».

Est-ce parce que tu as vu, en France, beaucoup de journalistes ?
- Non, rien à voir avec ça. Non, j'en suis sûr. Je veux dire, je ne sais pas… Peut-être. Pour ma part, je n'ai jamais lu un mot intelligent sur Syd Barrett, jamais, dans aucun journal. Aucun ne sait de quoi il parle. Seuls nous, qui le connaissons, qui le connaissons toujours un peu, savons les faits, comment était sa vie, ce qui lui est arrivé, pourquoi il faisait certaines choses… Ils me font rire, ces journalistes qui écrivent des conneries. En fait, j'ai surtout écrit cette chanson «Shine On You», pour voir les réactions des gens qui croient connaitre Syd Barrett.
J'ai écrit et ré-écrit et ré-écrit et ré-écrit ce texte parce que je voulais que ce soit aussi près que possible de ce que je ressentais - et même si ça n'est pas tout à fait réussi pour moi. Mais il y a quand même un sentiment véridique dans ce morceau, je ne sais pas, cette espèce d'inéluctable mélancolie de la disparition de Syd - parce qu'il est parti, il s'est retiré tellement loin maintenant que, en ce qui me concerne, il n'est plus là.

Et alors, ce que tu voulais mettre au milieu de «Wish You Were Here», c'était quoi ?
- La chanson de la Machine. C'est simplement un jeu avec les images auditives.

Signifie-t-elle que vous êtes piégés dans plein de contradictions : le fric, la fait qu'il faut livrer un album régulièrement, faire des concerts, que vous ne pouvez pas diriger vos vies, jusqu'à un certain point ?
- Non, pas vraiment. C'est encore plus simple que ça. Il s'agit tout simplement d'être aspiré (absorbé) dans quelque chose et d'être emporté : l'individu qui suit ce qui se passe autour de lui.

C'est votre piège d'être dans Pink Floyd ?
- C'est en fait "vouloir" tomber dans un piège. Il s'agit de notre société, de la motivation qui fait marcher le tout. Dans la mesure où ça marche. Maintenant, ça roule - mais ce qui fait que ça marchait pendant les cinquante dernières années, depuis la Première Guerre mondiale peut-être, ce sont les rêves auxquels les gens aspirent souvent… Non, ce n'est pas ce que je voulais dire du tout. C'est que les gens sont très vulnérables à leur propre avarice, à leur besoin d'être aimés, appréciés…

Tu en as fait dans «Machine» quelque chose de très obscur. Je crois que c'est obscur également pour ceux qui parlent anglais. «Wish You Were Here», rien de plus clair. «Have A Cigar», très simple, rien de plus clair. Mais «Machine», même dans la musique, les portes qui se ferment, la foule à la fin, de quoi s'agit-il ?
- Laisse-moi réfléchir. Ça commence avec un sax qui disparait dans le lointain et une machine qui apparait. C'est vraiment une chanson du point de vue de notre héros, d'un individu. Et l'ouverture de la porte, si tu veux, symboliquement, tu sais, c'est une phrase dont on se sert tout le temps en anglais «les portes qui s'ouvrent» : les symboles des portes, des clés, c'est le symbole de la découverte, de l'avancement, du progrès, d'accord, mais le progrès vers quoi ? Vers la découverte ou vers autre chose ? Dans cette chanson, c'est en direction de rien du tout, sauf le but de faire partie du rêve qui t'a piégé et de suivre ce chemin en premier lieu. Et la machine se perpétue tellement parce que son carburant, c'est les rêves. La machine du rock n'est pas graissée et ne roule pas actuellement sur l'appréciation des gens de la musique ou sur leur désir de s'intéresser et d'écouter de la musique, à mon avis. À la base, ça roule sur les rêves. Le rock est devenu une expression des rêves d'une génération. C'est pour ça que les gens se lancent là-dedans, pas pour faire de la musique, ça c'est un faux raisonnement. Beaucoup de gens croient ça, mais moi, je ne le crois pas, ce n'est pas pour ça que je suis entré là-dedans.

Alors pourquoi entrent-ils dans le rock ?
- Pour plusieurs raisons mais la plus importante est qu'ils ont besoin d'être applaudis et aimés.

Ça a été ton but quand tu commençais à faire de la musique ?
- Je n'en étais pas conscient… Si, peut-être, parce que le désir fondamental d'un musicien, c'est d'avoir du succès puisqu'il faut y travailler très dur. Ça existe, les gens qui entrent dans des groupes et ne s'intéressent pas forcément au succès, mais qui sont interressés par la musique ou le fait d'écrire des chansons mais ces gens-là n'auront pas beaucoup de succès. Pour avoir beaucoup de succès, il faut que le succès soit un vrai besoin, un besoin très fort. Et le rêve, c'est que quand tu auras beaucoup de succès, quand tu seras une star, tu seras bien, tout ira merveilleusement bien. Voilà le rêve et c'est un rêve vide, comme tout le monde le sait.

Je me souviens, il y avait une époque à Amougies par exemple, où le grand moment dans le spectacle c'était «Careful With That Axe, Eugene» et tu faisais tout un théâtre très violent avec les cymbales, un truc vraiment féroce, que nous, on trouvait très impressionnant. Et après ça, après «Ummagumma», tout a complètement disparu. Vous avez commencé à faire «Atom Heart Mother», un disque que je n'écoute jamais. Et puis le show sur la scène a complètement changé.
- Peut-être que cela a quelque chose à voir avec mon âge. Le besoin d'être violemment agressif se réduit, tout au moins pour moi. Maintenant, je me sentirais ridicule de casser des choses sur scène, peut-être parce que j'ai trente-deux ans. Mais dans le passé, j'avais envie de le faire.

N'était-ce pas parce qu'après «Ummagumma», vous êtes devenus un groupe respecté, le seul accepté par des gens qui n'ont jamais écouté de rock ? 
- C'est possible. Je suis aussi peu certain de tout que je l'étais auparavant. Je n'ai rien découvert, rien qui m'aide.

Dans ta vie ?
- Dans ma vie. Chaque chose nouvelle que je réalise, ou chaque chose que j'obtiens ne me satisfait pas comme j'imaginais qu'elle le ferait quand j'étais jeune. Je me rends compte que ce genre d'ambition n'est qu'une illusion pour moi.

Crois-tu que tu avances vers LA vérité, ou vers TA vérité ?
- Oui, j'espère bien, autrement, je ne ferais rien. Si je voulais, je pourrais laisser travailler les autres pour moi jusqu'à la fin de ma vie, m'allonger sur une plage et pêcher à longueur de journée. Je ne crois pas que je pourrais supporter ça, parce que detemps en temps, j'éprouve le besoin d'écrire des choses… Mais je n'ai pas encore expliqué la chanson de la Machine. Il y est question de ce qui provoque l'absence. «Wish You Were Here» est la chanson sur les sensations qui concernent l'état de "ne pas être là", de travailler et d'être avec des gens que tu sais ne pas être là non plus. La chanson de la Machine concerne la situation dans le business dans lequel je me trouve, qui crée cette absence. On est encouragé à être absent parce qu'on est encouragé à ne tenir aucun compte de la réalité - partout, pas seulement dans la machine du rock, mais dans le mécanisme entier de la société. Ce mécanisme t'encourage à rejeter ; à partir du moment où tu entends quelque chose, à partir du moment où tu es né, tu es encouragé à rejeter les réalités de ce qui t'entoure et à accepter des rêves et des codes de comportement. Tout est codé. On te demande de communiquer directement. Et ça s'appelle la civilisation, les mœurs.

Que signifie la foule à la fin, après la dernière fermeture des portes ? C'est une fête ou une party ?
- Oui, c'est comme une party. On a mis ça là à cause du vide complet de ce genre de comportement - des fêtes, des réunions de gens qui parlent et boivent ensemble. Il me semble que ça incarne le manque de contacts et de sentiments véritables entre les gens. C'est très simple, grossier même. Il (le héros) s'élève d'où il était, prêt à faire face à la fête et il est prêt parce qu'il a été entraîné pour.

Les rapports trop structurés de gens assemblés dans une pièce, pendant que la machine est à côté.
- Oui, si tu veux, il fait surface. L'idée, c'est que la machine est souterraine. Quelque pouvoir souterrain et donc mauvais, qui nous mène vers nos divers destins amers. Le héros a été exposé à ce pouvoir. D'une façon ou d'une autre, il est descendu dans la machinerie et il a vu, et la Machine (le Pouvoir) a admis ce fait et elle lui dit qu'on le surveille du fait «qu'il sait». Et elle lui apprend aussi que toutes ses actions sont des réponses pavloviennes, que tout n'est que réflexes conditionnés et que ses réponses ne viennent pas de lui-même. Et en fait, il n'existe plus, sauf dans la mesure où il a la sensation dans le fond de lui-même que quelque chose ne va pas du tout. Et ça, c'est sa seule réalité. Et puis, il s'en va, il quitte la machinerie et il entre dans la pièce (le monde), et la porte s'ouvre et il réalise que c'est vrai, que les gens sont tous des zombies. Ce n'est pas très sérieux, tu vois. Quant à cet album, il a reçu des critiques qui disaient que c'est très cynique.

Ça c'est bizarre. Parce qu'en France, la situation n'est pas du tout la même. Le disque est vu là-bas comme un disque très poignant, qui parle de tout son cœur. Et ça, c'est très rare.
- Je crois que c'est «Melody Maker» qui a dit que c'est cynique. Et cet album est tout sauf cynique.

Peut-être qu'ils parlent de «Have A Cigar».
- Je ne sais pas. «Have A Cigar» n'est pas du cynisme, c'est du sarcasme. En fait, ce n'est même pas du sarcasme, c'est du réalisme. Je connais un mec qui travaille dans un foyer pour des drogués, des alcooliques, des molesteurs d'enfants, je l'ai rencontré dans le pub où je vais boire et il avait écouté la chanson «Time» où il y a la phrase «Hang on in quiet desperation» (accroche-toi dans le désespoir tranquille) et ça l'émouvait beaucoup parce que ça avait un rapport avec ce qu'il ressentait en lui-même. Et ça m'a rendu conscient que si j'exprimais mes sentiments vagues et troublés, comme ils le sont, aussi honnêtement que je le peux, c'est le maximum que je puisse faire… En ce moment, je ne suis pas très intéressé par l'Art… Et je ne m'intéresse à la musique que dans la mesure où ça m'aide à exprimer mes sentiments.

Dans quel sens ?
- Eh bien, par exemple, j'ai l'habitude d'avoir beaucoup de succès et on tient à un certain ordre établi, parce qu'on a l'habitude du succès. Pendant le commencement de «Wish You Were Here», l'alternative de départ, c'était d'essayer d'exprimer ce que je ressentais à ce sujet et ça a marché moitié-moitié parce qu'on tournait aux États-Unis à ce moment et ça enlevait un peu d'énergie. Alors, ça n'est pas aussi puissant que j'aurais voulu. Ça aurait pu être beaucoup plus fort. Moi, j'aurais aimé nous entendre gueuler sur ce disque, j'aurais aimé entendre des morceaux des conversations qui avaient lieu pendant l'enregistrement.

Peut-être que ça n'aurait pas fait de la bonne musique.
- D'accord. Mais sur «Dark Side Of The Moon», on s'est servi des morceaux de conversations de telle manière que ça se mélangeait bien avec la musique, à mon avis. Peut-être une transcription de ces conversations pourrait-elle être publiée, parce que ça peut intéresser les gens.

Quand j'écoute «Ummagumma», je trouve la production très artisanale, que ce sont quatre personnes qui ne jouent pas tellement bien, des gens qui jouent, qui bricolent avec l'électronique. Mais je trouve que depuis, la musique a fait des progrès incroyables. Collectivement et individuellement. Dans le dernier disque, Dave [Gilmour] joue fantastiquement bien.
- Je suis d'accord.

Alors, si tu découvrais que l'un d'entre vous n'était pas au même niveau techniquement que les autres, est-ce que tu te séparerais de lui ? Dans l'intérêt de la musique ?
- Non. Tout simplement parce que je n'ai pas ce genre de besoin musicalement. Pour moi, on n'a pas besoin d'être techniquement bon pour exprimer des sentiments.

Alors maintenant que vous avez fait dans «Wish You Were Here» ce bilan sur la musique et son monde, et des conditions humaines de sa création, crois-tu que vous serez capable de faire une musique différente et meilleure sur d'autres sujets ?
- Je ne te suis pas vraiment. Tu vois, si tu parles des sujets…

Tu es resté silencieux pendant trois ans, est-ce qu'il y a une raison quelconque pour ça ? Tu as fait le maximum avec «Dark Side Of The Moon» dans un certain genre de réflexion et ça vous a apporté certains problèmes qu'il fallait résoudre.
- Je ne crois pas qu'on ait résolu des problèmes.

Non mais vous avez fait un bilan.
- Oui, ça c'est vrai. C'est difficile à dire, parce que j'ai écrit tous les textes et toutes les idées pour les œuvres qu'on a faites ces dernières années et c'est très difficile de dire ce qu'on fera. Je sais que Dave [Gilmour] et Rick [Wright], par exemple, ne croient pas que le sujet ou le thème du disque et les idées développées sont aussi importants que je le crois moi. Ils s'intéressent plutôt à la musique en tant que forme abstraite. Il y a quelque chose de presqu'inéluctable, c'est qu'on va travailler chacun sur son propre projet. Certainement nous trois. Quant à Nicky [Mason], je ne sais pas. Personnellement, j'ai de quoi commencer tout de suite, pour faire un disque. Je ne sais pas où Dave [Gilmour] va trouver de quoi faire un disque mais je suis sûr qu'il va trouver. Je crois qu'il va faire un disque fantastique mais pas du tout comme ce qu'on a fait, nous. On verra.

Je sais que la réaction en France à Pink Floyd n'est pas du tout la même que dans les pays anglo-saxons. En France, vous avez fonctionné comme des «maîtres à penser» et maintenant c'est fini, je crois. En France, quand les gens deviennent connus, ils obtiennent le pouvoir donner les idées aux autres. Mais ça a été partiellement détruit par l'opération Gini. Je crois que ça, c'était bien, que ce mythe stupide «Pink Floyd sont des saints» ait été détruit par la publicité pour cette espèce de limonade.
- Si Gini a réussi ça, alors cette histoire ne fut pas tout à fait mauvaise. J'ai écrit une chanson là-dessus en ce temps-là, que je n'ai pas enregistrée et qui s'appelle «How Do You Feel».

Que disait-elle ? Pourquoi l'as-tu faite ?
- Je rentrais chez moi en avion du Maroc et je me sentais très mal à cause de cet épisode de la publicité pour Gini, alors j'ai écrit le début du texte : «Je vendais mon âme dans le désert», et le refrain c'est : «Comment te sens-tu, prenant les morceaux de mon âme ? / Comment, comment te sens-tu ? / Tu te sens riche ? Tu te sens pauvre ? / Tu sens que ton temps est employé comme il faut ? / Comment te sens-tu ?». Ça c'est le premier couplet. Et puis : «Les liens sont des actes de complicité / Brisent les illusions enfantines / Comment, comment te sens-tu ?».
Non, je me suis gourré dans le premier couplet, j'aurais dû dire : «Tu te sens bien, tu ne te sens pas bien / Est-ce que tu sens que tu t'es fait avoir ?». Et puis dans le troisième couplet, il s'agit de la nuit et de la peur : «Je me tenais serré par une nuit mauvaise / À moitié dans la lumière. / Comment, comment te sens-tu ? / Tu te sens en sûreté, tu te sens blessé ?, / comment, comment te sens-tu ?».

Tu crois que tu as été piégé, là-dedans (dans l'affaire Gini) ?
- La chanson s'appelle «Bitter Love». Piégé là-dedans ? Absolument pas. Ça a été pour nous simplement, une sorte d'enseignement.

Non, je veux dire, piégé par Gini. C'est à dire, c'était une bonne occasion de voler de l'argent d'une grande compagnie. Alors, est-ce que tu croyais que tu allais piéger la compagnie ?
- Non. Au commencement, c'était comme si on gagnait un prix. Ils voulaient nous donner 50.000 Livres pour prendre une photo. Bon dieu ! Alors fantastique ! C'est seulement plus tard que je me suis dit : mais qui a besoin de ça ? Certainement, si j'étais pauvre je le ferais, absolument. Pour moi, ne pas faire de publicité est un luxe, parce que j'ai de l'argent. Mais si je travaillais dans un bureau d'architecte à 40 sacs et que quelqu'un me disait : «Écoute, on aime bien ta gueule, on te donne 500 sacs pour faire de la publicité», je le ferais.

Je crois qu'en France, les gens n'ont pas compris ça. Parce que vous étiez comme des saints en France et puis, tout à coup, vous êtes tombés du socle.
- Ça c'est très bien.

Oui mais ce qui s'est passé c'est que ça a inspiré plein d'idées contre le groupe et contre la musique. Et ça n'est pas juste.
- Oui, mais la vie n'est pas juste, n'est-ce pas ? Si on attend que la vie soit juste… Je lis des trucs qu'ils écrivent sur moi…

Comme…
- Oui, tout ça. Comme par exemple de dire que je ne devrais pas chanter !

Même si tu chantais très mal, c'est assez con de le dire dans le contexte de cette musique.
- Attendre que les journalistes ou n'importe qui soit juste, bof, rien de ce qui se passe dans la vie n'est basé sur l'idée de justice.

Oui, je crois que c'est une question du langage. C'est dommage que la réaction des gens à la musique soit influencée par des faits qui n'ont rien à voir avec la musique elle-même.
- Si leur jouissance de la musique repose sur cette idée fausse que nous sommes des saints, je préfère qu'ils n'aiment pas la musique. C'est exactement sur ce genre de rêve que toi et moi, Pathé-Marconi, EMI, etc, font des fortunes.

Es-tu content de «Wish You Were Here» ?
- Non. Je n'en suis pas mécontent. Il est pas mal. Par contre «Ummagumma» est assez catastrophique.
 
Le disque live ou celui en studio ?
- Les deux. Mais en particulier le studio. L'enregistrement live est assez mauvais aussi…

Tu es content de «La Vallée» ?
- Pour ce que c'était… je crois que ce n'était pas mal. C'est autre chose. On l'a fait en quelques semaines. Vu ce qu'on a mis dedans, je le trouve pas mal. Mais les deux autres, je ne sais pas. «Atom Heart» et «Meddle» je les trouve tous les deux, à demi bons. J'aime «Echoes» et «Atom Heart Mother», les morceaux. Mais de l'autre côté [la face B], on l'a massacré.

Que vas-tu faire maintenant ?
- J'aimerais bien enregistrer «You gotta be crazy» et «Raving and Drooling» qu'on a joués sur scène aux États-Unis, et puis d'autres choses. Celles-là sont encore fraîches. [Ce sera l'album «Animals» NDLR] 
Je travaille sur un autre truc, «Flight From Reality», qui est très bizarre… Mais je voudrais sortir «You Gotta Be Crazy» parce que pour une fois, c'est une réponse à la presse anglaise. Beaucoup de gens dans la presse nous ont beaucoup critiqués en disant que les textes sont horribles. Je crois parfois que ces gens-là n'en peuvent plus d'eux-mêmes. Ils ont tendance à oublier que les gens qui achètent les disques et qui s'intéressent à la musique, n'ont pas tous les diplômes de littérature anglaise et qu'ils ne lisent pas forcément de livres non plus. De même pour les gens qui écrivent de la musique. C'est très possible que certains de mes textes sont banals, que je ne sois pas moi-même hors du commun.


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