Pages

lundi 1 juin 2009

Au-revoir, maman !

[…]

Il fit monter maman dans la voiture et démarra.
Elle dit :

— D'habitude, à cette heure-là, je me couche et je fais dormir mes petits yeux. Tu ne vas pas me faire veiller, si ?

— Seulement si tu veux manger. Tu veux manger ?

— C'est une idée. Je meurs de faim. J'ai le ventre qui gargouille. Gargouille !

— Allons-y.

En voiture, il murmura :

— Tu étais vache avec moi.

— Ah oui, j'étais si terrible que cela ? s'écria-t-elle. Je t'ai juste donné la vie et nourri et habillé et élevé comme il faut, non ? Tu n'étais jamais en retard à l'école !

— Pardon ? Tu étais impatiente qu'on sorte de la maison !

— Tu as mieux réussi que les autres garçons, oui ou non ? Ils sont plombiers ! Les gens donneraient leurs jambes pour avoir ta vie !

— Ce n'était pas suffisant.

— Ce n'est jamais suffisant, hein ? Ça ne l'était jamais ! Ça ne l'est jamais !

Il poursuivit :

— Si j'étais toi, en repensant à ma vie maintenant, j'aurais honte.

— Ah ouais vraiment ? dit-elle. Tu es tellement merveilleux, toi, hein, sale petit connard !

— Va chier, dit-il à sa mère. Va te faire foutre.

— Tu es horrible. Démolir une vieille femme le jour où elle va sur la tombe de son mari. Je t'ai toujours aimé, dit-elle.

— Ça ne me servait à rien. Tu ne m'écoutais pas et tu ne me parlais jamais.

— Non, non, dit-elle. Je te parlais, mais je ne pouvais pas le dire. Je me sentais concernée, mais je ne pouvais pas le montrer. J'ai oublié pourquoi. Tu ne peux pas oublier tout cela ?

— Non. Ce sont des choses qui refusent de me laisser tranquille.

— Tu n'as qu'à les oublier, dit-elle, le visage chiffonné par l'angoisse. Oublie tout !

— Oh, maman, ça ne sert à rien. Rien ne s'oublie, même toi tu le sais.

— Papa m'a emmenée à Venise et maintenant, je veux y retourner. Avant qu'il ne soit trop tard — avant qu'il faille me faire passer le Chaipaquoi des Larmes en fauteuil roulant.

— Tu iras seule ?

— Tu ne veux pas m'emmener…

— Je ne traverserais pas la rue avec toi, dit-il, si je pouvais l'éviter. Je ne peux pas te voir.

Elle ferma les yeux.

— Non, bon… J'irai avec les autres vieilles.

— Tu veux que je paie pour toi ? dit-il.

— Je me disais que tu n'aurais rien contre, dit-elle. Je pourrais rencontrer un type sympa ! Un homme jeune ! Je pourrais faire une touche ! Je suis une vieille poulette guillerette à mes vieux jours !

Là-dessus, elle se mit à caqueter.

[…]

Extrait de « Au-revoir, maman », une nouvelle du recueil « Le corps » de Hanif Kureishi [éditions 10-18]

10 commentaires:

  1. Je me souviens ce 16 décembre 2002, alors que mon Père défunctait, sous mes yeux, j'ai dit à ma mère " toi t'as pas le droit, on me fera pas le coup deux fois"
    elle m'a répondu :"Je fais ce que je veux"
    Maman vient de chopper ses 78 carrats et dans pas huit jours, c'est la fête des mères...

    RépondreSupprimer
  2. Ça a l'air super... Tu as raison !

    Merci :))

    RépondreSupprimer
  3. Elle arriva à Venise. Tellement changée. Rien d'une jeunesse italienne: un mont St Michel aux babioles chinoises dans toutes les rues et, il fallait marcher, les ponts, les culs de sac et les ponts encore.
    Le vieil italien jeta un oeil salace sur la petite touriste qui passait. Mais ce n'était ni Berlusconi ni la vieille femme qui rêvait. Rien pour elle.
    Combien de mondes étaient-ils morts quand ils étaient en vie et ils ne savaient pas pourquoi. D'ailleurs, lui et elle, ils ne se rencontreraient pas, ils le savaient, mais ne pas vouloir le savoir les maintenait en vie.
    Je suis ta petite jeune, tu es mon vieil amant. Ou l'inverse. Inventons, écrivons-nous un roman puisque nous sommes à Venise.
    etc.
    -

    RépondreSupprimer
  4. Olivier P : Ah merde, c'est vrai… :-))

    Zoridae : ah ! En tout cas, j'ai beaucoup aimé et notamment cette nouvelle en particuliers mais pas seulement ! :-)))

    Hermes : merci !
    L'auteur est plutôt le fils et il suit donc une autre piste dans la suite de la nouvelle mais cette version n'est pas mal ! :-))

    RépondreSupprimer
  5. C'est alléchant en effet… Très bonne idée de nous offrir cet extrait!

    RépondreSupprimer
  6. Ah, donc, faut acheter le livre pour avoir la suite? Allez, go, direction le libraire !

    RépondreSupprimer
  7. C'est vrai qu'en cette période de fête des mères ça change des mièvreries habituelles, sympa l'extrait !

    RépondreSupprimer
  8. Sympa... je sais pas...
    Tout dépend du quel côté l'on se place...
    je trouve cela même un peu dur (quand on décortique bien les mots et les textes) là encore tout dépend de la jeunesse que l'on a eue... et, paradoxalement, de celle qu'on aurait aimé avoir...
    on pourrait dire tellement de choses sur ce simple passage... On oublie même et souvent que nos vieux croyaient ou s'imaginaient bien faire et surtout qu'ils le faisaient par rapport à l'éducation qu'ils avaient reçu eux-mêmes...
    par contre :
    ce extrait est fort bien écrit... cela je le sais...

    RépondreSupprimer
  9. Il serait intéressant de faire étudier ce texte par un élève de la classe de première, soit 17-18 ans. La lecture des commentaires serait jouissive !

    RépondreSupprimer