287ème article

[source : le site d'Eric Leblacher]
Le gars, il est assis sur sa selle et il pédale. On ne sait pas vraiment pourquoi ça lui est arrivé à lui en particulier. Peut-être a-t-il raté sa scolarité et préféré le cyclisme à la vie en usine. Huit heures par jour dans le bruit des machines à répéter des gestes automatiques.
Au moins, il est au grand air tandis que ses jambes moulinent et il voit du pays. Monaco, Nice, les Pyrénées et, tout au bout comme un phare, comme une promesse sucrée, les pavés des Champs-Élysées, la foule des parisiens en liesse, les applaudissement et les sourires des enfants comme une pommade après tous ces efforts.
Du matin jusqu'au soir, il pédale. Sous le soleil qui l'incendie, le vent qui le glace, la pluie qui le cingle ou contre le froid qui lui coupe les doigts, il avance. Sa pensée s'obsède de cette rythmique qui doit lui faire battre le temps. La mécanique des mollets s'agite contre la morsure des horloges. Il écoute à l'intérieur le bruit de soufflerie que cela fait. Le palpitant qui double de volume et manque de place dans sa poitrine, il cherche des litres d'air la bouche ouverte. Loin de le soulager, chaque lampée d'oxygène est une brulure supplémentaire.
Les mains s'incrustent du guidon, le dos est un iceberg acéré de douleur parcouru d'une sueur que la vitesse glace à même la peau. Assis sur sa selle, il pédale avec les autres et sourit comme eux aux caméras sur les motos. Les gros cubes passent en dégageant une chaleur tonitruante, le passager se penche pour filmer à bout de bras, l'objectif à ras du sol.
La contre-plongée de l'effort dans la montée, ça c'est bon pour l'audience. Cela donne de bonnes images sur la télé seize-neuvième du salon, écran plat, coin carré, du son partout dans la pièce. Le cliquetis des dérailleurs explose en cinq-point-un. Le réalisateur bascule sur un plan large de la promenade des Anglais, puis parcourt la Grande Bleue et à nouveau la côte ensoleillée et quelques villas de rupins vues depuis l'hélicoptères, avant de rebasculer vers la course.
Vue d'ensemble du peloton et des coureurs qui sourient dans leur maillot coloré et publicitaire. Les sponsors sont des entreprises qui vendent des téléphones aux gagas ou du crédit aux gogos. Certaines marques arborées par des équipes étrangères ne nous sont associées à aucun imaginaire mais brillent de leurs teintes resplendissantes, des tuniques de vainqueurs.
Les gars, ils sont assis sur leur selle et ils pédalent…