Je ne sais pas dire quel âge il a. En général, je me plante. Tu me demandes : — celui-là qui passe, combien tu lui donnes ? Il y a nonante cinq pour cent de chances que je tombe à côté. Les cinq pour cent qui restent, c'est quand le hasard fait bien* les choses.
Je le croise dans l'ascenseur. Ou plutôt, je le suivais à l'instant dans le couloir. Il traine un peu la patte gauche* comme un qui n'accepte pas de l'afficher. Un qui ne veut pas que ça se voit. Un détail ou je ne sais quoi dans sa démarche atteste pourtant que, sans cet effort du paraître, il lui faudrait vraisemblablement se déhancher un peu plus.
Un tango avec la mort dans lequel il n'y aurait qu'une seule chaise et de la musique funèbre. Est ce que vous aussi, vous le sentez quand quelqu'un approche de la fin ? Une sorte de signe à la limite du perceptible, un très léger* changement dans l'apparence. Sans savoir précisément s'il ne fera que frôler la Fraulein ou s'il s'en ira déraper dans le virage. Evidemment le croiser dans un hôpital, ça aide à deviner qu'il ne va pas très bien.
Un tango avec la mort dans lequel il n'y aurait qu'une seule chaise et de la musique funèbre. Est ce que vous aussi, vous le sentez quand quelqu'un approche de la fin ? Une sorte de signe à la limite du perceptible, un très léger* changement dans l'apparence. Sans savoir précisément s'il ne fera que frôler la Fraulein ou s'il s'en ira déraper dans le virage. Evidemment le croiser dans un hôpital, ça aide à deviner qu'il ne va pas très bien.
Il porte un petit bonnet vert sur le sommet du crâne, un peu comme une kippa de laine, trop grande et tricotée à grosses mailles. Je pense qu'il sort d'une opération au cerveau. On est tous les deux dans l’ascenseur puisque je l'y ai rejoint. Je me sens comme un touriste* de la santé face à l'apparente gravité de son état, une sorte de passager clandestin à bord du grand navire. J'ai dans la poche l'assurance de disposer de ma propre chaloupe.
Avec un sourire de gentillesse, je lui demande s'il va bien. Il répond avec le même modèle de zygomatiques* que c'est la forme. Il éclate de rire, se met à tousser, se reprend et devient sérieux.
— Non ça ne va pas tellement dit-il avec gravité et quelque chose de flou dans le regard. Il exécute avec les bras, cette sorte de geste qu'on fait quant on témoigne de notre impuissance commune. Mais ça va aller, ajoute-t-il, reprenant place* dans son sourire, ça va aller.
Le lendemain matin, je le croise dans le couloir*. Je pense qu'il doit avoir cinquante-cinq ans. Dans ces eaux-là. Je suis allé à l'extérieur fumer une cigarette tandis que lui se dirige vers la sortie. Je lui souris et je lui tend la main. Il me regarde avec franchise et gentillesse mais insistance.
— On s'est croisé hier dans l'ascenseur, je vous ai demandé comment vous allez, précisé-je.
— Je ne sais pas, il monte la main* droite vers sa tempe, le geste pour montrer, avec mon alzheimer, je ne sais pas, souligne-t-il.
— bah, ce sont les mauvais souvenirs qui s'en vont les premiers, y'a un bon côté, me réjouis-je.
Il me dévisage, hésite à lâcher une sourire qui finalement lui échappe, il se retourne et il repart vers l'ascenseur. Il n'a pas vraiment l'air de boiter.
J'espère qu'il va bien négocier ce virage…
Photo de John Dugdale*